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Agriculture et environnement : quatre scénarios à l’horizon 2025

21 avril 2006



Démarche d’analyse prospective conduite par le groupe de la Bussière.

La montée en puissance de l’environnement est assurément un des faits majeurs des deux dernières décennies dans l’évolution de l’agriculture européenne. Cantonné au début des années 1980 aux réflexions de cercles spécialisés, l’environnement interpelle aujourd’hui tous les acteurs confrontés, de près ou de loin, à ce qu’on peut appeler la question agricole. Les agriculteurs, en premier lieu, intègrent désormais dans la conduite de leur exploitation des critères environnementaux d’origines variées. Si la puissance publique vient immédiatement à l’esprit dans la production de règles environnementales - par les règlements et les incitations qu’elle définit -, il faut également considérer le rôle croissant des normes définies par les opérateurs économiques privés. Plus globalement, l’évolution de l’agriculture, à la croisée d’initiatives publiques et privées s’inscrit dans le cadre plus large de la « demande sociale en environnement », qui s’exprime notamment dans le débat relatif à la multifonctionnalité.

Les lignes de force et les groupes d’acteurs en action dans la régulation des relations agriculture et environnement sont ainsi multiples. Les niveaux d’organisation convoqués sont également variés : depuis celui des négociations de l’organisation mondiale du commerce (OMC), dans lequel l’environnement s’invite pour questionner les règles des échanges mondiaux, au niveau local où s’expriment in fine les pratiques de gestion du milieu et les impacts environnementaux à l’échelle d’habitats, de bassins versants, etc.

Face aux enjeux soulevés par la régulation agriculture et environnement et devant le constat d’un déficit d’analyse à long terme sur la question, les ministères en charge de l’agriculture et de l’environnement et le CNASEA ont uni leurs efforts pour lancer une démarche d’analyse prospective spécifique à ce thème, mobilisant un groupe de travail ad hoc, intitulé « groupe de la Bussière » (cf. note de bas de page). Exercice de réflexion sans visée prescriptive ou opérationnelle, la démarche vise à fournir des images à long terme, repères utiles pour mettre en perspective les débats actuels sur le sujet. Si l’horizon de la réflexion est clairement l’Europe, sa déclinaison s’est limitée à la France, objet plus facilement appréhensible à plusieurs égards.

Des futurs ouverts.

Anticiper une montée en puissance de l’environnement dans les orientations de l’agriculture française et européenne ne préjuge pas de la forme des interactions possibles à long terme entre les deux domaines. Rétrospectivement, la période 1985-2005 est analysée comme celle où les enjeux techniques, économiques et socio-politiques à l’interface agriculture et environnement se sont révélés, en conservant globalement deux « mondes » cohérents : d’un côté celui de l’agriculture héritière d’un modèle productiviste ‘à la recherche de successeur’ (Lacombe), de l’autre celui de l’environnement constitué comme un ‘collectif’ amené à composer avec l’agriculture.

Mais révéler les enjeux ne signifie pas que les problèmes soient réglés. Ainsi, un des points de départ de la réflexion du groupe de la Bussière est de considérer qu’à l’avenir, la montée en puissance et la maturation des revendications environnementales va structurer les réseaux socio-techniques porteurs d’une demande environnementale. Autrement dit, qu’on allait passer d’un monde de l’Environnement comme collectif uni à des visions de différents environnements possibles, plus ou moins compatibles, suivant que l’on privilégie la production de biocarburants, la protection de la nature et de la biodiversité ou de la protection des ressources en eau ‘utiles‘ par exemple. Parallèlement, le monde de l’Agriculture, héritier d’une spécificité et d’une unité face au reste de la société en général et aux acteurs environnementaux en particulier allait connaître des clivages similaires dans le futur. Une idée centrale de l’analyse est de considérer que l’environnement produit par l’agriculture dans une génération - soit 2025 - ne sera pas seulement issu des seules politiques dites « environnementales », mais de la manière dont elles rencontrent le développement de l’agriculture dans son ensemble. L’expression d’une prise en charge des besoins environnementaux, même ambitieuse, ne signifie pas à elle seule la résolution des problèmes si les déterminants technico-économiques vont dans un sens opposé.

Au total, plusieurs logiques de régulation peuvent structurer le champ des possibles à l’horizon 2025. Dans le cadre de l’exercice, la « grammaire » caractérisant ces modes de régulation comprend fondamentalement : 

La place de l’espace dans la réflexion prospective.

Mais cette entrée par les modes de régulation n’est qu’une facette de la question agriculture et environnement. En parallèle la réflexion prospective se devait également de rendre compte d’états de l’environnement dans chacun des scénarios.

L’entrée privilégiée est celle d’une analyse spatiale, inspirée de l’écologie des paysages. Finalement, la biodiversité liée à l’agriculture dépend du maintien d’habitats favorables, la capacité d’épuration des polluants et de gestion des risques dépend de l’existence de « zones tampons » - au premier rang desquelles les zones humides. La présence d’espaces présentant diverses fonctionnalités écologiques est un élément fondamental de la qualité environnementale et intégrateur d’une diversité de problématiques environnementales allant de la biodiversité à la pollution des eaux en passant par les paysages. Même si l’espace ne résume pas tous les thèmes environnementaux, les différentes images des systèmes agraires nationaux à 2025 décrivent avant tout des rotations de cultures ainsi que la présence ou non d’espaces semi naturels comme les prairies naturelles, les haies ou les zones humides.

Les quatre scénarios agriculture et environnement à 2025.

Sur la base de ce qui précède, quatre scénarios ont été conçus par le groupe de la Bussière :

  1. Le premier scénario, dit « la France des filières, l’environnement agro-efficace ».
  2. Le deuxième scénario : « l’agriculture duale : une partition environnementale ».
  3. Le scénario 3, « l’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés ».
  4. Le scénario 4 : « Une agriculture "Haute performance environnementale" ». 

1. Le premier scénario, dit « la France des filières, l’environnement agro-efficace ».

Le premier scénario, dit « la France des filières, l’environnement agro-efficace » décrit une situation où la priorité assignée à l’agriculture française, dans un contexte de compétitivité économique accru, est de conserver son rang comme leader agro-industriel en Europe. L’agriculture est fortement intégrée dans un système agro-alimentaire dont les normes s’imposent aux producteurs. La demande environnementale s’exprime via les organisations de consommateurs, préoccupés par une garantie de sécurité sanitaire et alimentaire. La régulation publique s’efface et fournit un cadre très général. La maîtrise des procédés de production s’étend à l’ensemble de la filière, de « A » à « Z ».

La régulation environnementale répond à une demande portant plutôt sur la qualité des produits et la préservation des ressources. Un cadre réglementaire fixe des objectifs pragmatiques et concentrés sur les ressources en eau.

Les règlements et programmes d’intervention sont définis en concertation entre les pouvoirs publics et les acteurs économiques. Le mode d’action dominant est à la fois réglementaire et agronomique : il faut résoudre les problèmes sans remettre en cause les gains de productivité. Il s’en suit une adaptation essentiellement technologique des problèmes environnementaux, axée sur une prise en charge des flux de polluants alors que, dans le même temps, les pressions sur l’espace s’accroissent. Le développement de biocarburants à large échelle exprime le plus nettement l’offre environnementale émanant de l’agriculture.

Seuls certains segments de la demande environnementale territorialisée, relatifs à la préservation des ressources en eau et à la réglementation sur les produits polluants, sont pris en charge sur la base d’une exigence de moyens plus que de résultats. Le développement d’agroparcs vient répondre à des besoins récréatifs portés par des urbains. Dans ce scénario, les contributions positives de l’agriculture en termes de paysage et de biodiversité ne viennent que lorsque les produits agricoles portés par les filières peuvent valoriser une image environnementale. Mais, dans ce scénario, ce cas est loin d’être la règle et on s’oriente plutôt vers la constitution de petites « réserves » (zones Natura 2030) perdues dans un océan de médiocrité environnementale, dans lequel les espaces agricoles multifonctionnels se raréfient. Il peut en découler des conflits latents, portés par les « perdants » de ce scénario : les environnementalistes - voire les distributeurs d’eau - qui exigent mieux qu’un environnement « aux normes » mais s’adaptent par le traitement.

2. Le deuxième scénario : « l’agriculture duale : une partition environnementale ».

Si ce premier scénario peut être jugé comme particulièrement plausible au regard des déterminants économiques à l’œuvre aujourd’hui, il repose sur une hypothèse d’acceptation des atteintes environnementales de la part de la société civile et des pouvoirs publics qui est loin d’être acquise. Ainsi, une manière de gérer cette tension entre recherche de productivité et environnement fonde le deuxième scénario : « l’agriculture duale : une partition environnementale ». Ici, en 2025, la séparation entre agriculture productive et agriculture générant des impacts environnementaux positifs (agriculture multifonctionnelle) est assumée pour conserver les deux ‘modèles’. Cette séparation se traduit dans l’espace européen - et la France, en tant que grand pays agricole européen à la croisée des « modèles », reflète pleinement cette dichotomie. Mais la coexistence de ces deux types d’agriculture ne se fait pas spontanément : elle repose sur des politiques publiques et des réseaux d’acteurs qui gèrent un partage du territoire, fruit d’un compromis politique européen qui s’impose aux territoires. De fait, la politique communautaire reste prégnante dans ce scénario, même si les logiques de régulation changent par rapport à la situation actuelle et renforcent une approche sectorielle des thèmes et des territoires.

L’approche politique traduit cette dualité :

  • dans les zones productives, des objectifs minimaux en matière d’environnement et de sécurité sanitaire sont définis ;
  • dans les zones « douces », les aides favorisent de systèmes souscrivant au respect de conditions « structurelles » : présence de surfaces de compensation écologique, diversité de rotations, promotion d’élevage herbager, bilan azoté contraignant...

On retrouve dans les zones productives des pratiques essentiellement fondées sur une gestion des flux optimisée, mais sous contrainte de productivité. Les pressions sur l’espace agricole (successions de cultures, zones tampon...) sont fortes. Au contraire, dans les zones douces, l’accent est mis sur le maintien d’espaces multifonctionnels et sur une maîtrise d’ensemble du niveau de production (et donc des flux d’intrants).

Les résultats environnementaux reflètent cette dualité : les zones productives connaissent une nette dégradation en termes de pollutions (nutriments et produits phytosanitaires) et de présence d’habitats semi-naturels. Dans la « France douce », l’amélioration d’ensemble est notable, du fait de critères structurels combinant exigences dans la diversité des espaces agricoles et de gestion des flux. Des pratiques de gestion environnementale fines, nécessitant un savoir-faire que les exigences structurelles ne peuvent intégrer, peuvent néanmoins être perdues localement.

3. Le scénario 3, « l’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés ».

Au caractère centralisé et interventionniste du deuxième scénario a été mis en regard une approche davantage subsidiaire. Ainsi, dans le scénario 3, « l’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés », l’Europe des régions est devenue une réalité en 2025. L’agriculture est désormais un secteur économique « normalisé », dans le sens où sa régulation cesse d’être déterminée par une politique agricole commune qui « impose » beaucoup de ses règles aux territoires. La rencontre entre une offre de produits et une demande diversifiés se fait sans le truchement des Organisations Communes de Marchés. Les produits des régions se confrontent sur le marché européen. Dans un contexte de concurrence entre territoires accrue, chacun s’emploie à faire valoir ses avantages compétitifs, en s’organisant au niveau régional.

L’Europe intervient dans ce scénario en offrant un cadre d’action procédural et des financements en matière de développement agricole et de prise en compte de l’environnement.

Les territoires sont les lieux où se négocient et s’élaborent autant de modèles agricoles, intégrant de manière accrue des considérants environnementaux. Les projets locaux de gestion environnementale sont élaborés en concertation avec l’ensemble des parties prenantes - professionnelles, associatives et politiques. Des objectifs environnementaux adaptés aux demandes locales ainsi que des moyens d’intervention locaux sont définis dans le cadre de projets territoriaux. Les collectivités territoriales et les Parcs Naturels Régionaux en premier lieu, jouent un rôle central dans ce schéma à la fois en tant qu’arbitre et que financeur.

La diversité des territoires renvoie à celle des modèles construits et des performances environnementales qui en découlent. Trois facteurs conditionnent l’état de l’environnement que l’on peut escompter : la manière dont la demande locale environnementale s’exprime - thèmes portés, qualité et poids des acteurs - ; les caractéristiques propres des systèmes agraires régionaux (plutôt agressifs ou amicaux pour l’environnement) et la nature du patrimoine environnemental (« banal » ou remarquable). Contrairement aux scénarios précédents, il n’y a pas de mode d’action unique en termes de gestion d’espaces multifonctionnels (de leur destruction à leur « co-production » par l’agriculture) ; les modalités de gestion des flux sont extrêmement variables, depuis une simple annonce d’obligation de moyens peu contraignants (mais rares dans une situation où l’évaluation locale est devenue la règle) à une prise en charge volontaire des flux.

Dans ce scénario, l’état de l’environnement s’inscrit dans un gradient allant de réels succès agri-environnementaux (combinaison d’une demande environnementale forte et de qualité, de systèmes agraires dans un environnement préservé) à une absence de prise en charge effective (absence de demande environnementale, systèmes agraires agressifs dans un environnement déjà dégradé).

4. Le scénario 4 : « Une agriculture "Haute performance environnementale" ». 

Au delà de leurs différences, les trois scénarios précédents ont comme caractère commun de considérer l’environnement essentiellement comme une contrainte pour l’agriculture, chacune des approches présentées précédemment étant une manière de gérer le ‘problème’ environnemental. Face à ce constat, est apparue la nécessité de penser une rupture positive dans l’articulation de l’agriculture et de l’environnement, qui fonde le scénario 4 : « Une agriculture "Haute performance environnementale" ». En 2025, les attentes environnementales sont au cœur des demandes de la société européenne. Elles constituent de ce fait un moteur économique fondamental, l’ensemble des activités étant orienté de manière à répondre à cette attente qui se traduit aussi en termes de marchés de produits et de services. L’intégration des normes environnementales dans le comportement des consommateurs restructure le fonctionnement économique et politique de l’Europe.

Dans ce contexte, l’agriculture fait figure de secteur particulièrement emblématique, dans lequel cette intégration se traduit en termes concrets. Un modèle d’agriculture, dit « agriculture Haute Performance Environnementale » est défini. Il s’appuie sur la base de l’agriculture biologique, dont il fait évoluer les termes techniques - en conservant néanmoins le non recours à des produits de traitement phytosanitaire - et économiques pour en faire un modèle de portée européenne. Ce modèle est défendu et implique un protectionnisme sanitaire et environnemental assumé.

L’agriculture HPE s’impose comme le modèle permettant de trouver un équilibre durable entre les considérations économiques, sociales et environnementales. La « haute performance environnementale » est complétée par des interventions plus ciblées, au-delà de ce que l’agriculture HPE peut spontanément fournir (par exemple, gestion écologique d’habitats remarquables). Cette mutation profonde passe nécessairement par un « contrat » social et politique particulièrement fort, comparable à celui qui prévalut à la mise en place de la PAC dans les années 1960. Les nombreux conflits qui apparaissent localement ne remettent pas en cause la dynamique d’un modèle qui s’emploie à faire ses preuves.

Sur un plan technique, la prise en compte de l’environnement repose sur une intégration de la gestion des flux, des espaces multifonctionnels (et en premier lieu ceux qui remplissent une fonction dans le maintien durable des ressources naturelles : reproduction de la fertilité et lutte contre les ravageurs) et des variétés domestiques. Cette intégration se décline au niveau de chaque exploitation agricole, en tenant compte des diversités de situations agronomique et socio-économique. Elle nécessite une forte intensité en main d’œuvre, tant en termes quantitatif que qualitatif, au regard des savoir-faire mobilisés.

L’état environnemental qui résulte de cette intégration technique entre économie et environnement correspond à une évolution très significative de l’état des paysages, de la biodiversité sur l’ensemble des territoires. Les espaces agricoles gagnent en fonctionnalité écologique, et permettant une restauration des espèces communes et remarquables qui en dépendent, même si le maintien d’une activité agricole plus dense sur tout le territoire peut ne pas convenir à toutes les espèces. La situation des ressources et des risques naturels s’améliore, notamment du fait de l’abandon des phytosanitaires. La répartition plus homogène des productions conduit à une moindre consommation d’énergie.

Quelle mise en perspective de ces quatre scénarios ?

La mise en discussion des scénarios au sein du groupe de la Bussière a montré que, chacun d’entre eux peut, à sa manière, être considéré comme plausible selon la dimension socio-politique qu’il privilégie. La diversité et la plausibilité des images décrites renforce l’idée que les lignes du futur seront amenées à évoluer et que la situation présente, marquée par un compromis incertain, n’est sans doute pas durable.

Chaque scénario explicite les tenants et aboutissants des choix, individuels et collectifs, susceptibles de façonner les environnements et les espaces ‘produits’ par des formes d’agriculture contrastées. Aucun de ces choix ne s’impose comme la solution miracle, qui règlerait tous les problèmes. Pour autant, tous les scénarios ne sont pas équivalents et affichent des niveaux d’ambition et d’action variables. La projection dans l’avenir proposée ici permet de mieux penser les termes des changements nécessaires à la construction d’une prise en charge responsable de l’environnement par l’agriculture.


Le groupe de la Bussière.

L’exercice de prospective agriculture et environnement à l’horizon 2025 s’est appuyé sur la mobilisation active d’un groupe d’experts représentatifs de différents cercles agricoles et environnementaux français. C’est lors d’un séminaire de travail à la Bussière/Ouche (Bourgogne) que les trames des quatre scénarios ont été définies.

Sous la présidence de P.Lacombe (INRA), le groupe était constitué de (* Membre du groupe de pilotage) :

La conception méthodologique d’ensemble et la mise en forme des documents, sur la base de la production du groupe de la Bussière, a été assurée par Xavier Poux, Jean-Baptiste Narcy et Violaine Chenat du bureau d’études et de recherche AScA.




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